Qui brime la liberté d’expression dans les universités?

Par Laurence Corbeil

L’émission web Corde sensible à Radio-Canada a récemment tenté de faire état de la situation de la liberté d’expression dans les universités avec comme principal outil de recherche une courte expérience menée à l’UQAM. L’émission propose un point de vue alarmiste sur l’état de la liberté d’expression en milieu universitaire et prétend présenter une problématique répandue dans plusieurs universités. Non seulement cette analyse est-elle limitée au niveau méthodologique mais, de surcroît, on ne s’attarde pas bien longuement au problème du caractère haineux de certains discours.

Au tout début de l’émission, Normand Baillargeon donne une définition se voulant universelle de la liberté d’expression, soit qu’il s’agit de laisser autrui s’exprimer que l’on soit en accord ou en désaccord avec ses propos. Malheureusement, cette définition qui à priori semble juste fait en réalité complètement abstraction des rapports sociaux de pouvoir. Ainsi, à défaut de brosser un tableau complet de la situation de la liberté d’expression en milieu universitaire, on se retrouve plutôt à dresser un portrait complaisant à l’égard des discours haineux et qui maladroitement éveille la suspicion envers associations étudiantes et les regroupements étudiants au fil de l’émission.

Qui peut vraiment s’exprimer librement?

Normand Baillargeon compare d’emblée le fait de s’insurger contre les propos haineux à l’autoritarisme Stalinien. Comparer Staline (qui détenait le pouvoir étatique et forçait ses opposants politiques à rejoindre des camps de travail forcé) à la réalité de la démocratie directe des associations étudiantes est fallacieux et largement exagéré. Les associations et les comités étudiants sont dans la position exactement inverse que l’était jadis Staline, soit qu’ils créent un contre-pouvoir face aux modes d’organisation sociale dominants. Or, s’il y a justement une liberté d’expression que l’on sait être brimée au Québec, c’est principalement celle des personnes marginalisées et des groupes de pression politiques, lesquels se retrouvent soit mis à part du débat public sinon réprimés par les forces de l’État (judiciarisation, surveillance accrue, etc.). S’attaquer sans relâche aux associations étudiantes qui militent pour l’accessibilité à tous et à toutes aux études supérieures et qui contestent les discours haineux n’est donc pas de la plus grande pertinence. Affirmer que la liberté d’expression est principalement brimée lorsque le bas de la pyramide sociale ose contester les modèles érigés par le haut, plutôt que l’inverse, c’est définitivement se tromper de cible.

Décontextualiser la liberté d’expression, c’est l’instrumentaliser

Prenons l’exemple d’un cas cité dans l’émission : l’université de Berkeley en Californie, qui fût le lieu de manifestations contre la tenue d’une conférence de l’extrême-droitiste Milo Yiannopoulos. Cette université a récemment partagé sur son site web1 un article faisant état de la peur que ressentaient les étudiant-es sans papiers de leur établissement sous l’égide de Donald Trump. En l’attente d’un statut civil, la situation de ce type d’étudiant-es est des plus précaire, compte tenu que l’obtention de citoyenneté leur est incertaine et que plane sur elleux la possibilité d’être déporté-es. Il s’agit d’un enjeu de sécurité sociale et de droits humains les plus fondamentaux pour ces étudiant-es.

Dans ce contexte, est-il légitime de laisser libre cours à la conférence d’une personne qui s’oppose strictement à l’immigration et encourage la déportation de gens sous un motif de peur de l’autre pur et simple? Est-ce que cela est vraiment utile au sain débat? Il est difficile de s’imaginer exiger des personnes concernées écouter ce discours, de ne poser des questions qu’à la fin en gardant le calme et « débattre d’idées ». Alors plutôt que de considérer les propos haineux comme de simples idées tout aussi valables que d’autres sans prendre en compte les rapports de pouvoir, ne pourrions-nous pas les voir comme de potentiels dangers pour les droits humains? Dans cette optique, il est impératif de continuer à permettre la contestation de la tenue de pareils événements. Cela n’empêche pas de demeurer critique sur les moyens d’action et de lutte mais il n’est pas plus utile d’ajouter un poids supplémentaire sur les épaules des gens qui combattent les discours haineux avec des procès d’intentions à leur égard.

Pour une université accessible

La question de la liberté d’expression n’en demeure pas moins un enjeu à considérer, bien entendu. L’accès à la prise de parole des divers types d’étudiant-es est important à défendre, peu importe leur origine ethnique, leur genre, leur orientation sexuelle, leur situation physique, leur situation familiale, etc. Combattre le manque d’accessibilité est en fait un très bon moyen de faire valoir la liberté d’expression pour ceux et celles qui peinent à se faire entendre dans l’espace public. Contribuer à fournir les outils nécessaires à ceux et celles qui n’en bénéficient pas est bien davantage un moyen d’encourager les discussions enrichissantes plutôt que pointer du doigt les gens qui s’insurgent contre les discours à caractère haineux. Faire de l’université un lieu de respect et d’inclusion contribue sans nul doute à l’accès au plus grand nombre au sain débat d’idées. Il n’est donc pas ici question de favoriser un repli sur soi des étudiant-es mais en fait de favoriser l’inclusivité de nos universités.

De cette manière, il est important d’encourager l’accessibilité en milieu universitaire, ce qui peut se faire tout en décourageant les discours qui invitent à brimer les droits humains les plus fondamentaux. Permettre l’existence et l’émergence de contre-pouvoirs est justement une façon efficace de parvenir à une plus grande pluralité des points de vue. Permettre la stigmatisation en défendant la complaisance et le libre cours d’idées qui inspirent la haine et la peur de l’autre, n’est-ce pas en fait là un réel danger? Une chose est sûre : faire preuve de pareil alarmisme et viser les regroupements militants déjà à bout de souffle n’animera pas le sain débat d’idées mais encouragera plutôt la polarisation. Dans le contexte actuel de la montée du populisme, de la haine raciale ainsi que des inégalités croissantes, ce point de vue semble bien mal venu.

1 Anne Brice, « For undocumented students, Trump era brings fear and uncertainty », Berkeley News, 25 janvier 2017, [En ligne] http://news.berkeley.edu/2017/01/25/undocumented-student-program-trump-era/

Cet article fut également publié sur le blog Dissident.es

Une réflexion sur « Qui brime la liberté d’expression dans les universités? »

  1. Je partage votre avis que les discours haineux sont à proscrire, à l’Université comme dans tous les milieux. Le hic est de savoir qui a le pouvoir de les qualifier et de les permettre ou de les interdire et sur quels critères se fonde-t-on, sur quelle définition du discours haineux.

    Les dérives et les abus en ce domaine sont multiples et fort préoccupants. Trois exemples:

    – On a eu le gouvernement Harper qui accusait d’antisémitisme les opposant-e-s à certaines politiques d’apartheid du gouvernement Netanyahu, comme si les juifs vivant en Israël pouvaient être traités d’antisémites.

    – En février dernier La maison de la littérature de Québec a annulé un débat public qui devait avoir lieu sous prétexte que les propos de l’une des participantes, en l’occurrence Madame Djemila Benhabib, pourraient choquer la communauté musulmane, alors que l’auteure et humaniste Benhabib ne promeut en aucune façon l’islamophobie en dénonçant l’islamisme intégriste dont les musulmans sont les premières victimes à 90% selon les paroles même du représentant de la mosquée de Québec. À noter que l’un des thèmes abordés était L’importance de prendre la parole, faut le faire quand même. Heureusement, le tollé provoqué parmi les écrivains, journalistes, intellectuels, et les médias, a fait en sorte que l’événement a finalement eu lieu récemment.

    – Sous le même prétexte, récemment à Québec, le savantissime maireux Labeaume, dont la capacité d’analyse des faits ne dépasse guère la comparaison des spéciaux des circulaires commerciales, a fait annuler la représentation dans neuf écoles de Québec d’une pièce de théâtre intitulée Djihad. Cette pièce, montée par une troupe belge, dénonce et met en garde contre la radicalisation des jeunes, elle est un outil de sensibilisation à ce problème qui frappe aussi le Québec, comme on l’a vu au CÉGEP Maisonneuve de Montréal. La pièce fut jouée sans problème en Europe et accueillie favorablement, mais au Québec un petit maire ignorant a eu le pouvoir de l’annuler et de priver priver des jeunes et des profs de de ses bienfaits.

    Le Québec subit actuellement une vague de désinformation et de censure qui nous ramène soixante ans en arrière.

    Vous avez raison de soulever l’épineux débat sur la liberté d’expression versus le discours haineux. Et il ne faut pas compter sur notre pseudo-élite politique pour l’enrichir et l’encadrer, elle qui s’évertue à l’appauvrir et l’instrumentaliser par ses visées bassement électoralistes.

    Nous reste donc, en tant qu’individus et en tant qu’institutions, la responsabilité cruciale et incontournable de nous doter d’une conduite éthique irréprochable fondée sur la recherche d’un équilibre entre le souci d’équité envers les parties qui souhaitent s’exprimer et le souci de la paix sociale entre les divers groupes d’individus. Le modus operandi n’est pas évident, à la limite, nous n’avons peut-être pour tout outil que la jugeotte, ce mélange de bon sens et de bonne foi qui permet aux communautés de survivre en toute solidarité.

    Le billet suivant de Madame Louise Chabot de la CSQ pourrait vous intéresser:

    http://www.louisechabot.ca/2017/02/23/censure-a-luniversite-de-sherbrooke/

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